Arts et matières
1960-1963
Moulages caoutchouc, machines cinétiques
Philippe Muel : J’avais un ami qui faisait des essais assez étranges, il voulait essayer de fabriquer des moules mobiles. Pour ça il utilisait du caoutchouc qu’il gonflait, qu’il dégonflait – Il s’agissait d’essayer d’obtenir une forme variable pour certain usages. Une fois, il m’a passé un morceau de ce caoutchouc et j’ai eu l’idée de le tendre sur une limite puis ensuite d’enfoncer un doigt dedans. Imaginez qu’entre nous nous ayons une feuille tendue sur des limites, mettons qu’elle soit carrée, moi j’enfonce mon doigt d’un côté, vous, de l’autre. On obtient un volume extrêmement compliqué, mais très pur d’aspect. Et nos deux doigts, en tant que doigts, comptent très peu, ils ne comptent qu’en tant que points…
Ce sont d’ailleurs des volumes assez curieux, ce sont des surfaces minima, définissables mathématiquement. On a chacun dix doigts, et si on les enfonce, si on les recule dans tout les sens, on obtient des formes extrêmement complexes.
Partant de là, il s’est formé une équipe. Il y avait le garçon dont je parlais tout à l’heure, qui avait pensé à ces moules. Puis un architecte, l’un s’appelle Génier et l’autre Kowalski. Et on a commencé à travailler ensemble sur ces formes en tension.
Georges Charbonnier : Pourriez-vous décrire le dispositif que vous avez réalisé en Italie?
Philippe Muel : On avait fait une table… à Milan. Le dessus de la table était composé d’une feuille de caoutchouc tendue. Et puis à l’intérieur on avait mis de l’eau. La feuille était dorée, et sur l’eau, on avait mis de la poudre d’or. Et dans le fond de l’eau, une bille. Et puis, il y avait un point qui montait verticalement et qui redescendait et qui agitait l’ensemble. On obtenait des mouvements d’une complexité inimaginable, d’eau qui tourbillonnait, de bille qui sortait. Et avec simplement un mouvement, plus le poids de la bille et de l’eau… les formes ne se reproduisaient pratiquement jamais. (…)
Philippe Muel, Piotr Kowalski et Michel Génier
Durant les trois années de collaboration les trois compères exposeront d’autres machines sculptures entre autre au Salon de Mai et à la Maison des Beaux Arts. Parallèlement, l’équipe trouve d’autres champs de création liés à leur recherche.
1961
Le transformateur EDF de Fresnes
1962
Le Mur
Philippe Muel : Alors ça, ça nous amène à l’utilisation qui me semble maintenant la plus intéressante. Toujours avec cette même équipe, on vient de réaliser un grand mur. C’est à dire, c’est un grand bas-relief. Mais c’est vraiment très grand. Il y a, je crois, environ 50 mètres de long sur 4 mètres de haut, grossièrement.
Georges Charbonnier : Pour qui avez-vous fait ce bas-relief .
Philippe Muel : C’était pour Novarina, c’est pour la caisse des dépôts, c’est une grande cité….
Georges Charbonnier : À quel endroit ?
Philippe Muel : À Viry-Châtillon, c’est dans le centre commercial, la cité s’appelle Cilof. Alors il y avait le problème d’orner ce mur et on avait prévu un coffrage en contreplaqué…
Georges Charbonnier : Quelles sont les dimensions du mur ?
Philippe Muel : Il y a un escalier qui le traverse, mais si on le déplie, on arrive à 50 mètres de long sur 4 mètres de haut. Ce qui est intéressant, c’est que on a pu faire ça pour pas cher parce qu’on employait un procédé avec un châssis qui faisait 8 mètres de long sur 2 mètres de haut.
Et puis , une équipe d’ouvriers se chargeait du coffrage. C’est à dire qu’ils devaient maintenir ce châssis, c’était extrêmement difficile d’ailleurs. Je crois qu’il y avait une poussée d’à peu près 30 tonnes !
Georges Charbonnier : Vous aviez tendu un caoutchouc sur le châssis ?
Philippe Muel : C’est un caoutchouc beaucoup plus solide que ce qu’on utilisait pour faire des choses en tension mécanique. Ici ce qui était très intéressant c’est que on avait une équipe d’ouvriers qui travaillait. Alors nous, nous ne occupions que des formes, mais eux arrivaient ensuite avec un camion, et remplissaient de béton. D’ailleurs, les formes on était obligé de les prévoir parce que le béton a une telle pression qu’on ne peut pratiquement plus intervenir à partir du moment où il est descendu dans le coffrage. On le prévoyait grossièrement d’avance. Ensuite, on peut avoir quelques intentions mais, plutôt de détails. C’était assez angoissant parce qu’après tout, il y avait tout de même pas mal de mètres cubes de béton dans ces châssis, et si jamais le châssis crevait… enfin, ça tournait au drame !
Dans ces créations artistiques, ce n’est pas tant, leur cinétisme, le mouvement en train de se faire qui intéresse Philippe Muel :
« J’aime mieux considérer une forme mobile comme une succession de formes fixes, et pouvoir arrêter la machine à un moment donné, puis tirer ou mouler une de ces formes, et ainsi de suite. Et puis au besoin, les accoler les unes aux autres. (…) Ça, je n’ai jamais eu l’occasion de le faire, je suis persuadé qu’on devrait avoir une sensation de mouvement, tout en voyant des choses statiques. (…) imaginez par exemple, en architecture, si on veut orner un mur de 200 mètres de long, c’est très difficile de mouler d’un seul coup ; mais on pourrait très bien envisager une machine qui crée des formes…
Georges Charbonnier : Une famille de formes.
Philippe Muel : C’est ça, une famille. Ça m’intéresse beaucoup plus que de voir bouger cette machine. Je sais que ça a un pouvoir de fascination sur les gens.
1961
Mobilier urbain
En 1961, Philippe Muel se lance dans la création d’une série de chaises, tabourets, et tables en polyester et fibres de verre, qui seront commercialisées.
1962-1964
Les Mousses
En 1937, le chimiste allemand Otto Bayer mit au point l’élastomère de polyuréthane. Dans la décennie 1955-1965, apparurent les mousses de polyuréthanne souples et moulées (alvéoles ouverts) Elles sont destinées à l’industrie automobile, le bâtiment, ou le rembourrage d’ameublement.
En 1962, Philippe Muel est le premier français à utiliser ce matériau dans un but artistique. En 1964, lors d’une visite dans l’atelier de mon père, le sculpteur César les découvrira…
Philippe Muel : À ce moment-là, j’ai rencontré un produit miracle, assez curieux.
Alors imaginez par exemple que l’on a devant nous deux verres remplis chacun d’un liquide. On les verse tout les deux dans un pot un peu plus grand. On remue le tout, il commence par ne rien se passer, et brusquement cette matière gonfle, et arrive à quinze ou vingt fois son volume. C’est une mousse. Et ce qui est très intéressant, c’est que cette matière arrive à être dure, en fin de polymérisation, et qu’elle contient une énergie à l’intérieur d’elle même.
J’ai d’abord essayé de l’utiliser en la laissant gonfler à l’air libre, ça n’a pas très bien marché, c’était très incommode à employer, et puis le résultat n’était pas très intéressant.
Ensuite, j’ai eu l’idée de procéder d’une facon différente. Ça se passe d’une façon très simple, on prend une toile, on la met par terre, on fait le mélange et on le verse sur la toile. Ensuite, on pose dessus un écran. Alors cet écran, ça peut être beaucoup de matières, moi, je me sers plutôt de polyéthylène, c’est assez souple. Au début, Il ne se passe toujours rien, puis brusquement la matière commence à monter.
Et là, on peut commencer à intervenir. On peut la promener à son idée, on peut la raplatir, elle remonte, mais un peu moins. La chauffer la fait gonfler plus vite. Et puis alors, le processus se décompose, du point de vue possibilités de fabrication, en plusieurs stades.
Au premier stade, on a entre les mains quelque chose de très mou dont on peut, avec cet écran qui est dessus, faire des plis, des effets de drapés. Quand la matière commence à gonfler à l’intérieur de ces drapés par exemple, ils cessent d’être des plis, ils deviennent des volumes. Ça peut durer peut-être deux ou trois minutes.
Ensuite la matière commence à prendre une consistance. Alors là, on peut intervenir, mais d’une façon beaucoup plus brutale. On peut prendre la matière qui est sur la toile, la faire brusquement déraper de cinquante centimètres par exemple, ou la replier sur elle-même.
Et après, il y a un moment donné où on ne peut plus bouger l’ensemble.
Et alors cette matière peut être colorée dans la masse, on peut mettre des couleurs par dessus qui se bloquent dans la matière.
Georges Charbonnier : Philippe Muel, d’une façon générale, quand vous faites des mousses, quels sont vos rapports avec le matériau ? Qu’est-ce qui compte, lui ou vous ?
Philippe Muel : Lui a envie de faire quelque chose et moi j’ai envie de faire quelque chose mais je ne veux pas arriver à faire exactement ce que je veux, je veux qu’il m’en empêche, un peu. Il m’est arrivé par exemple de faire des mousses très petites. Alors le temps est le même que pour une très grande toile, mais je suis parfaitement à l’aise. Ça gonfle doucement, je peux me mettre sur une table. Je n’ai aucune impression d’angoisse, ça va tout seul, c’est exactement comme si ie peignais, si vous voulez, avec un pinceau, sur une toile, avec des couleurs. Ça, ça me paraît peu intéressant.
Ce que j’aime c’est de très grandes mousses, parce que là, il y a un certain moment où j’ai un peu peur du matériau. J’ai peur d’une part de rater si vous voulez, puis j’ai même vraiment peur de lui, un petit peu. Si ! un petit peu. Ça devient un impressionnant quelque fois. Ça chauffe en gonflant, on se sent un petit peu menacé. Et ça je crois que c’est important. Si on n’a pas peur, je crois qu’on ne fait rien de valable.
Je crois que c’est impossible pour un artiste, maintenant de se créer un style. Je veux dire par là d’utiliser, de décider à l’avance qu’il va toujours utiliser le même phénomène pour intervenir. Ça serait une limitation je crois un peu stupide. On peut à la rigueur se définir un style d’intervention mais absolument pas se limiter à un phénomène. Alors ça, ça risque évidemment de semer beaucoup de confusion dans l’esprit des gens parce qu’ils verront leurs peintres auxquels ils sont habitués, se mettre à peindre autrement ou à faire autre chose, mais sa démarche à lui restera la même et ça ne me paraît pas du tout de la dispersion. Alors qu’à juste titre on a pu penser que, il y a cinquante ans, si un peintre se mettait à changer de style continuellement où à faire autre chose, il n’était pas sérieux.
(…) Je ne conçois pas du tout cette définition de l’artiste qui était quelqu’un d’extrêmement sûr de lui. Enfin si je la conçois, pour le passé, mais maintenant je ne crois pas. Il faut au contraire que il soit continuellement menacé comme, après tout, on est tous continuellement menacé, par tout ce qui se passe autour de nous. Dans des périodes où les choses évoluaient moins vite, je crois que les gens avaient le temps de s’habituer à ce qui se passait. Nous, on a plus le temps